La Commune
En 1914, la société de production coopérative Le Cinéma du Peuple réalise ce film qui reconstitue quelques épisodes de la Commune de Paris. Les derniers plans du film sont documentaires : un groupe de l'Association fraternelle des anciens combattants de la Commune sont réunis devant le Louvre. Sont reconnaissables Zéphirin Camélinat, Jean Allemane, Nathalie Lemel.
Film restauré en 1995 d'après un négatif issu des collections de la Cinémathèque française. Le générique et les intertitres ont été reconstitués avec le concours de l'historien Nicolas Offenstadt.
La découverte, dans les collections de la Cinémathèque française, du film La Commune (et aussi de quelques fragments du Vieux docker, 1914), constitue un événement pour les historiens du cinéma et des sciences sociales. Pouvait-on espérer revoir un jour sur les écrans les films produits par Le Cinéma du Peuple, cette minuscule société à la durée de vie très courte (octobre 1913-août 1914), au mode de fonctionnement modeste et artisanal, et dont les fondateurs, étrangers à l'industrie cinématographique, furent tous des libertaires passionnés ? Henri Langlois en retrouva pourtant quelques rouleaux non identifiés, non montés, sans intertitres : à l'heure actuelle, ce sont les seules traces des débuts du cinéma social et militant, d'un « cinéma réalisé par le peuple pour le peuple lui-même », comme le voudront plus tard les réalisateurs du Front populaire.
Jamais un film des premiers temps n'a eu autant besoin d'explications, semble-t-il. Cette œuvre, par son côté naïf et malhabile, son ton neutre et incertain, par certaines images d'une beauté saisissante aussi, est extrêmement déroutante pour le spectateur qui n'en connaît pas la genèse. C'est le 28 octobre 1913 qu'est créée la « Société coopérative à capital et personnel variables Le Cinéma du Peuple ». Les premiers souscripteurs sont Yves Bidament, militant syndicaliste des chemins de fer, incarcéré un temps en 1910 ; Robert Guérard, chansonnier ; Paul Benoist, cordonnier ; Gustave Cauvin, futur directeur de l'Office régional du cinéma éducateur de Lyon; Félix Chevalier, coiffeur ; Henriette Tilly, mécanicienne ; et Camille Laisant, qui se dit littérateur. À eux tous, ils apportent cent soixante-quinze francs, mais le capital social est fixé à la somme de mille francs. À la même époque, la société Pathé possède un capital de trente millions de francs.
Le comité de création du Cinéma du Peuple est en fait beaucoup plus large. Sébastien Faure, fondateur du journal Le Libertaire, Marcel Martinet, Pierre Martin, Émile Rousset et d'autres encore sont venus soutenir l'entreprise. La dominante du groupe est principalement libertaire mais, comme le souligne Tangui Perron dans une excellente étude, « il existait de nombreuses passerelles entre anarchistes, socialistes et syndicalistes révolutionnaires ». Le programme d'action du Cinéma du Peuple est publié avant même la création officielle de la société, le 13 septembre 1913 : « Notre but est de faire nous-mêmes nos films, de chercher dans l'histoire, dans la vie de chaque jour, dans les drames du travail, des sujets scéniques qui compenseront heureusement les films orduriers servis chaque soir au public ouvrier. De toutes nos forces, nous combattrons l'alcool, comme nous combattrons la guerre, le chauvinisme stupide, la morale bourgeoise et inepte. » Depuis longtemps, les libertaires rêvent de « moraliser » – c'est leur propre expression – le cinéma, de modifier aussi l'image de l'ouvrier alcoolique qui se retrouve dans bon nombre de drames sociaux produits par Pathé, Gaumont ou Éclair.
Le 18 janvier 1914, Le Cinéma du Peuple peut enfin présenter, à la salle des sociétés savantes de la rue Danton, à Paris, son premier film, Les Misères de l'aiguille, interprété par Musidora et réalisé par Armand Guerra, auparavant employé chez Éclair. Selon le témoignage de Guerra, cette première bande a été réalisée dans les studios de la société Lux, ce qui est peut-être le cas également pour La Commune. Une fête est organisée à l'occasion de la présentation du film, en présence de Lucien Descaves, qui fait une conférence sur Le Cinéma du Peuple, et de Marguerite Greyval, actrice du Théâtre Antoine, qui déclame des poèmes. Cependant, la projection est gâchée par le manque de luminosité de l'appareil. Les images, trop sombres, sont tout de même commentées par Charles Marck, de la CGT. Cette première présentation est importante car s'y retrouvent les deux principaux intervenants du film La Commune, Lucien Descaves, écrivain libertaire et communard, auteur de Ronge-Maille vainqueur, et l'Espanol Armand Guerra, de son vrai nom José María Estivalis Calvo, dont la carrière cinématographique se poursuivra en Russie, en Allemagne puis en Espagne jusqu'aux années trente. La présence de Marguerite Greyval, qui jouera dans certains films du Cinéma du Peuple, est elle aussi révélatrice : Antoine, le patron du Théâtre Libre, avait des amis dans le milieu anarchiste. Autre indication précieuse : les vues sont commentées par un bonimenteur issu du milieu syndical.
Le Cinéma du Peuple produira d'autres films en 1914 : Les Obsèques du citoyen Francis de Pressensé, Victime des exploiteurs, L'Hiver, plaisir des riches, souffrance des pauvres, etc. Ce sont de vigoureuses dénonciations du capitalisme et du patronat, si l'on en croit les journaux et les titres mêmes de ces films. Le samedi 28 mars 1914 (le choix de la date est symbolique : la Commune de Paris avait été proclamée le 28 mars 1871), le Palais des fêtes du 199, rue Saint-Martin à Paris est loué par Le Cinéma du Peuple pour une « grande fête populaire », et sont projetés Victime des exploiteurs, Le Vieux docker et enfin La Commune, sans doute le film le plus ambitieux de la société. Le Cinéma du Peuple avait l'intention de consacrer une suite à cette histoire de la Commune, mais la guerre empêcha toute autre réalisation.
C'est encore Armand Guerra qui réalise La Commune, assisté pour le scénario de Lucien Descaves. Guerra joue deux rôles, semble-t-il : celui de Thiers et de Lecomte. Le film est un curieux mélange d'archaïsmes et d'audaces cinématographiques. Les scènes d'intérieurs, par exemple, sont toujours bouchées par des décors de toile peinte assez maladroits (mais encore en vigueur dans un grand nombre de films des années 1910). En revanche, les vues de plein air se distinguent toutes par une perspective très profonde, de beaux plans représentant des rues, des murs en ruine ou des terrains vagues. Cette volonté de tourner dehors évoque les futurs films d'Antoine. Lorsque Thiers s'enfuit à Versailles après avoir fébrilement fait le tri dans ses papiers, nous trouvons de nouveau un très beau plan en extérieurs, avec une perspective assez profonde. En outre, la caméra suit en panoramique Thiers qui monte dans sa calèche. Ce même désir de veduta se retrouve dans une scène précédant l'exécution de Lecomte et Thomas, filmée en extérieur. Un soldat sur un cheval blanc arrive de très loin, parti du fond d'une rue extrêmement longue. Il arrivera trop tard pour s'interposer. Un détail curieux révèle une maladresse de réalisation étonnante, ou alors une volonté de mise en scène expressionniste (mais cela paraît peu probable) : après leur arrestation, un gros plan montre les visages de Lecomte et Thomas, grimés d'une façon extraordinairement outrancière. Les rides sont soulignées à coup d'épais traits noirs, ils ont sous les yeux des lignes plus claires, peintes avec une grossièreté d'exécution évidente. À la fin du film, la salle de l'Hôtel de Ville où est proclamée la Commune de Paris est en fait une pièce tendue de toile peinte dans laquelle huit comédiens discutent avec passion autour d'une table. Les derniers plans, documentaires, sont assez émouvants : un groupe de l'Association fraternelle des anciens combattants de la Commune, réuni devant le Louvre, où sont reconnaissables Zéphirin Camélinat, Jean Allemane, Nathalie Lemel ; le mur du square Gambetta au Père Lachaise ; enfin un drapeau avec l'inscription « Vive la Commune ! ». Le film de Guerra est donc une œuvre naïve, maladroite, très mal interprétée, pleine d'amateurisme malgré les belles scènes en extérieurs et les efforts pour ouvrir la profondeur de champ. Guerra a essayé de raconter en plans alternés les préparatifs de l'exécution de Lecomte et Thomas, et la course à cheval du soldat dépêché pour la stopper. Mais cet essai de montage n'est pas nouveau en 1914, et fait par exemple piètre figure à côté d'un film américain d'une maîtrise extraordinaire, Suspense de Phillips Smalley, réalisé un an plus tôt. L'amateurisme de La Commune s'explique sans doute par le manque de métier du jeune réalisateur, et aussi par l'absence évidente de moyens financiers. Les décors sont pauvres et les figurants peu nombreux. Ces maladresses de mise en scène se retrouvent dans certains films de petites maisons de production (les œuvres de la Maison de la Bonne Presse, pour prendre un exemple dans le camp adverse, ne sont pas non plus des miracles de réalisation !).
Le scénario de La Commune n'est évidemment pas très fidèle à la réalité historique ; les lieux géographiques ne sont pas respectés non plus. Mais le point le plus troublant, et le plus difficile à éclairer est celui-ci : pourquoi le ton du film est-il si neutre, si peu « engagé », si consensuel ? Alors que les autres films du Cinéma du Peuple semblent tous teintés de vives revendications sociales, le propos de La Commune reste étrangement timide, sans véritable parti pris. Pendant toute la projection du film, et avant que n'intervienne le dernier plan avec le drapeau, le spectateur non averti a bien du mal à dire dans quel camp penche Guerra, celui des Communards ou des Versaillais ? Lecomte et Thomas ne paraissent pas précisément antipathiques, Thiers non plus. Enfin, l'épisode historique choisi (l'exécution des deux généraux) ne plaide pas vraiment en faveur des insurgés.
Pour tenter de répondre à cette énigme, il faut d'abord rappeler que le film a été retrouvé sans ses cartons d'origine. Le travail effectué pour établir le texte des nouveaux intertitres a sans doute été très délicat : Claudine Kaufmann, la restauratrice du film, aurait pu écrire un texte pro-communard pour relever le sens des images, mais cela aurait-il correspondu à la volonté de Guerra et du Cinéma du Peuple ? Nous ne le pensons pas. Un texte « engagé » aurait aussi probablement souligné encore plus la neutralité du scénario et le jeu non manichéen des acteurs. Il a donc été choisi d'établir des intertitres très sobres qui se bornent à restituer le contexte historique de la Commune. ll ne faut pas oublier non plus que les films du Cinéma du Peuple étaient projetés avec les commentaires d'un bonimenteur. Son rôle était de raconter l'histoire, de souligner l'action, de donner un sens plus fort aux images : peut-être était-il aussi chargé, dans ce ras précis, d'orienter politiquement le film.
Une autre explication pourrait être la volonté du Cinéma du Peuple d'élargir son audience. Les premiers films réalisés n'avaient été projetés que devant quelques poignées de militants, et en de rares occasions. Or nous savons que La Commune a connu une diffusion plus large, notamment à l'étranger. Le Cinéma du Peuple rêvait-il de s'introduire dans les réseaux de distribution classique de l'époque (Pathé par exemple) ? Il aurait alors été nécessaire de produire un film au ton relativement sage. Cette hypothèse est rendue plausible grâce au témoignage de Guerra, qui parle de La Commune comme devant être « pour tout public sans distinction de classes sociales ou d'idéologies ». Et un texte publié par Les Temps nouveaux du 14 mars 1914 insiste même sur l'aspect neutre du film : « Point n'est besoin de dramatiser quand il s'agit de la Commune. Les faits sont suffisants. Ils sont assez dramatiques sans rien y ajouter de fictif. » Mais ce désir évident de ne pas heurter le spectateur, de ne pas prendre parti, va se retourner contre Le Cinéma du Peuple. Après tout, cette firme avait une réelle ambition sociale, une véritable idée nouvelle à exploiter. Les militants syndicalistes ou libertaires qui assistaient à la projection de ce film ne pouvaient être que déçus, même si les vues étaient renforcées par le commentaire d'un bonimenteur, ou si les intertitres originaux étaient rédigés avec plus de virulence. Cette déception apparaît très clairement parmi les militants d'Amsterdam, où le film fut projeté. Le bonimenteur, Domela Nieuwenhuis, fondateur d'un parti anarcho-syndicaliste, n'arriva même pas à hausser les images par son discours : « La salle fut pleine, et les spectateurs furent préparés au film avec de la musique et les chanteurs de la Voix du Peuple. Mais le film fut une déception, il est lacunaire et incomplet comme document historique. Par exemple, Thiers (le "criminel", selon Nieuwenhuis) à son bureau : il essaye de regarder d'une manière méchante et donne des ordres au général, qui ressemble beaucoup à un policier ordinaire. [...] Après le film, il y avait une atmosphère de déception dans la salle. Avec un film tellement amateur, même un public d'ouvriers enthousiastes et ardents ne peut pas être satisfait. Nous ne pensons pas que cette soirée aura une grande influence au point de vue de la propagande. » Voilà qui est net et contredit les souvenirs de Guerra publiés dans Popular Film en 1935 : « La Commune fut chaleureusement accueilli », « Le Cinéma du Peuple acquit une popularité extraordinaire » – cette dernière phrase étant fortement exagérée.
Sans doute Le Cinéma du Peuple a-t-il fait fausse route en renonçant à sa première vocation libertaire et sociale, en essayant d'imiter Le Film d'Art ou les drames historiques de Pathé. Toujours est-il que cette généreuse entreprise, balayée par la déclaration de guerre, ouvre la voie au futur cinéma du Front populaire, au cinéma ouvrier et militant. La Commune, avec toutes ses imperfections, constitue une étape importante dans l'histoire d'un cinéma qui se voulait porteur d'espoir et de courage pour la classe ouvrière. Ce film nous apparaît aujourd'hui inférieur à sa mission, mais peut-être n'a-t-il pas encore livré tous ses secrets.
Laurent Mannoni
Texte initialement publié dans La Persistance des images (La Cinémathèque française, 1996)