Alice Guy tourne une phonoscène
Premier making-of de la première femme réalisatrice de l'histoire du cinéma. Alice Guy tourne une phonoscène en 1907, certainement Roméo et Juliette (phonoscènes n° 300-301-302 du catalogue Gaumont).
Numérisation 2K réalisée en 2014 à partir d'un élément de tirage issu des collections Gaumont. Remerciements à Manuela Padoan et Agnès Bertola (Gaumont Pathé Archives).
Les premiers essais « phonocinématographiques » (du cinéma sonore, autrement dit) de Léon Gaumont ont lieu dès le 3 août 1900 devant les membres de la Société française de photographie : Les Tribulations d'un photographe est projeté en synchronisme avec un phonographe à cylindre, relié par une commande souple au cinématographe actionné par un moteur électrique. Le système est encore trop primitif et ne donne pas entière satisfaction.
Après cette première tentative, Gaumont va prendre du temps – plus d'une dizaine d'années – pour mettre au point son véritable procédé « chronophone ». Il a travaillé à résoudre, pas à pas, les différents problèmes qui se posaient à lui. La première difficulté était de concilier et de synchroniser deux systèmes différents : le phonographe (à cylindre, puis à disque) et le cinématographe. Le deuxième gros problème sera celui de l'amplification des sons.
Jamais le chronophone n'aurait pu connaître une quelconque expansion sans la mise au point, entre 1902 et 1905, de l'amplification du son par flammes, puis par air comprimé. Ce n'est pas Gaumont qui est à l'origine de ce perfectionnement important, mais un ingénieur qui sera longtemps attaché à son service, Georges Laudet. La production de films sonores débute véritablement à grande échelle en 1906 avec l'ouverture l'année précédente de l'immense studio vitré Gaumont aux Buttes-Chaumont, et grâce aussi à l'arrivée d'un nouveau phonographe, l'Elgéphone, qui bénéficie des améliorations du chronophone. L'ingénieur René Decaux puis Alice Guy sont chargés de la réalisation des « phonoscènes ».
À partir du « chrono négatif type 1900 (série VIIIA) » encore vendu en 1904, Gaumont a semble-t-il développé vers 1905-1906 une nouvelle caméra professionnelle réservée aux prises de vues du chronophone en studio. On croit la reconnaître, montée sur un pied mobile en fonte, avec à ses côtés un Elgéphone à air comprimé et deux pavillons, dans le film (l'un des premiers making-of) réalisé en janvier 1907 au studio des Buttes-Chaumont, montrant Alice Guy de dos en train d'enregistrer une phonoscène. Son assistant en lunettes noires pour se protéger de la lumière, probablement Étienne Arnaud, futur réalisateur, fait répéter les acteurs et surveille la mise en place. Il ne s'agit pas d'un extrait de l'opéra Mignon, comme elle l'a souvent indiqué, mais du ballet Le Bal des Capulet au tout début de l'opéra Roméo et Juliette de Charles Gounod. Ce film date du 9 janvier 1907 et porte le n° 300 au catalogue Gaumont. Le nombre de phonoscènes tournées par Alice Guy se situe entre 90 et 110. Bien qu'équipées de dispositifs plus ou moins habiles pour opérer le synchronisme avec le phonographe, ces caméras ne permettaient toujours pas, étant données les difficultés d'enregistrement, de réaliser des films en son direct. Ce problème sera toutefois résolu en 1910 par Gaumont, non sans difficultés techniques et stratégiques.
La scène est magnifique. L'opérateur qui a pris ces images (en plusieurs séquences) panote à gauche, à droite, afin de montrer les énormes batteries des lampes à arcs qui fument et les réflecteurs qui renvoient une lumière intense sur la vingtaine de danseurs rassemblés dans un espace étroit, sur fond de toile peinte suspendue. Alice Guy dirige et surveille, très attentive : c'est elle qui va déclencher le disque en play-back de l'Elgéphone. On voit le photographe de plateau arriver, installer sa chambre, se cacher sous son voile pour prendre son image sur plaque de verre – le cliché subsiste, magnifique aussi, révélant mieux la hauteur du studio de verre, et sera publié par la presse. Nous sommes donc en janvier 1907, peu avant le départ d'Alice pour les États-Unis (mi-mars). On s'interroge toujours sur les motifs véritables de cet exil forcé, ordonné par Léon Gaumont. Une nouvelle carrière s'ouvre en tout cas pour Alice Guy, la première femme réalisatrice de l'histoire du cinéma.
Laurent Mannoni
Pour aller plus loin :
- Maurice Gianati, Laurent Mannoni (dir.), Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore, John Libbey Publishing, 2012.