La Peau du milieu
Les tatoués de Paris filmés par Gabriel Pomerand, poète et explorateur des mondes clandestins.
Film restauré par le CNC à partir d'éléments issus de ses collections. Remerciements à Garance Bucher et Béatrice de Pastre.
À fleur de peau
La Peau du milieu est une anomalie à tous les endroits. C'est une pièce de treize minutes qui capte assez de réalité pour se passer du petit commentaire explicatif, tel qu'était la norme dans le cinéma documentaire en 1957. Gabriel Pomerand ne cherchait pas à éventer un secret : il filmait un monde souterrain qui portait sous la chemise les ordres et les blasons de sa déchéance, le sous-texte de sa malédiction. En filmant les tatoués du milieu, les dessins sur le corps des taulards, les peaux maudites de Cayenne, Pomerand entendait sans doute conserver ce secret pour l'éternité. Ces garçons sont donc des pharaons. Leurs peaux, des papyrus. Ce film, une pyramide, tombeau de rois. Le destin de ce film est d'ailleurs celui du secret. Personne ne l'a jamais vu, ou presque. S'il semble avoir eu une carrière, ce serait celle, toute de contrebande, des films pornographiques. Et encore, quel bordel à marins voudrait d'un tel film en guise de mise en bouche ? Pourtant, La Peau du milieu bande. Pour ces corps, et pour autre chose encore : érotique de la marge, érotique de la fange, érotique de l'invisibilité. Érotique aussi d'un Paris où « le négatif avait encore ses quartiers » (pour parler comme Debord).
Pour le comprendre, il est important de savoir qui est exactement Pomerand. Un écrivain, un poète, un philosophe, un érudit, un grand drogué : un corps poétisant sa passion pour toutes les clandestinités. En 1950, Boris Vian le décrivait ainsi : « Vingt-quatre ans, un mètre 68, cheveux hirsutes, yeux noirs, poids 50 kg. Il fut successivement parasite, prisonnier, étudiant, résistant, écrivain, gigolo, puis époux. Pomerand fut un des éléments surprenants du Tabou, du temps de ses beaux soirs. Il avait une façon bien personnelle de vociférer ses œuvres lettristes à la face du monde. » Il était aussi, alors, le premier compagnon d'Isidore Isou.
Pomerand, quand il ne vociférait pas, quand il ne lisait pas, écrivait. Et là encore, sa bibliographie renseigne sur ce que fut sa vie : de courts traités sur la prostitution, sur la pédérastie, sur les drogues. Percer le monde au travers de ses zones silencieuses, clandestines, fut son seul sujet. L'auteur de Le D. Man (roman expérimental paru chez Bourgois en 1966, premier texte écrit en français sur les effets du LSD) fut encore un des derniers grands initiés à l'opium et à son rituel horizontal. C'est dans la position du fumeur qu'Ode Bitton l'a filmé une dernière fois dans Mise au point, court métrage rare et beau, achevé début 1973. Pomerand s'était déjà donné la mort, en juin 1972, à tout juste 46 ans.
Son parcours pourrait faire songer à celui de Jean Genet. La Peau du milieu n'a-t-il pas été tourné (in extremis !) à la Rose rouge, 76, rue de Rennes, le cabaret qui avait appartenu à Nico Papatakis, producteur d'Un chant d'amour, l'unique film de Genet, en 1950 ? Mais en 1956, la Rose rouge ferme ses portes, et Papatakis n'en est plus le propriétaire depuis 1954.
La Peau du milieu peut être vu comme une tentative de rejoindre Un chant d'amour et ses garçons-fleurs communiquant par bouffées de cigarettes. L'érotique de La Peau du milieu est toutefois différente : les corps sont photographiés pour ce qui les recouvre, leur nudité n'est pas tant exposée qu'elle est raturée de cette seconde peau dont ils ont fait une livre d'image. Ce ne sont pas des corps magnifiques, beaucoup portent en eux les traces de trop d'années de bagne à Biribi ou Cayenne, de trop d'engagements/fuites dans la Légion, de trop de prison dans sa réalité la plus usante, comme de trop de bordels lointains. Les dents manquent, les peaux sont fatiguées et tombent. Ce qui est érotisé chez Pomerand, c'est le milieu lui-même, son algèbre.
Or le seul qui, à Paris, sait lire les hiéroglyphes de ce monde interlope, c'est Robert Giraud. Autre grand marginal du Paris littéraire des années d'après-guerre, Giraud est comme Pomerand un homme de grande culture mais qui ne connaît que la rue. Il a été bouquiniste, a dirigé un journal résistant, a publié des romans qui sont la retranscription la plus précise de la poésie d'un Paris d'avant la démolition. Ses romans Le Vin des rues ou La Petite gamberge sont devenus des classiques de lexicologie d'argot voyou, appris dans les cafés de Mouffetard ou des Halles. En 1950, Giraud publie un étrange livre pédagogique, Les Tatouages du milieu, accompagné de 80 photographies de Robert Doisneau. Elles sont semblables au film de Pomerand, qui en reproduit l'esthétique frontale, la lumière grise et blanche : tranchante et aimante.
Pomerand, en engageant Giraud comme « conseiller éditorial », prolonge cette plaquette méconnue, la copie par endroits, retrouve les mêmes corps : La Peau du milieu est le premier exemple d'un film qui dialogue non pas avec le cinéma, mais avec un livre de photos. Mais il n'aplatit pas le livre, il l'affirme, et surtout dévoile que le livre, en 1950, ne savait pas encore que ce monde-là était déjà en train de disparaître. L'urgence de ce film, c'est de dévisager une toute dernière fois ces formes raffinées de désespoir amoureux qui se portent à fleur de peau et qui ne hurlent qu'une seule chose : « J'ai aimé. J'ai souffert. Maintenant, je hais. » En pénétrant cette société secrète de la blessure, son film se change en un bagne amoureux pour enfants perdus, pour marins trahis cherchant à oublier en l'inscrivant dans l'encre le prénom qui les a fait saigner. Un chant d'amour, assurément.
Philippe Azoury