Instantanés du XXe siècle : Annett Wolf
Globe-trotteuse, Annett Wolf a filmé, en un contrechamp inédit, le travail et la parole de quelques uns des plus grands artistes de l'après-guerre. Le documentaire explore les résonances de ces rencontres sur sa vie, et le fil d'une œuvre obsédée par les coulisses, la frontière entre drame et comédie, les pulsions de vie et danses de mort. Images d'archives avec Jacques Brel, Jerry Lewis, Dexter Gordon, Sahib Shihab, Dave Allen, Ingmar Bergman, Jack Lemmon, Ivan Malinovski, Telly Savalas, Charlie Rivel...
Image : Xavier Gamby / Son : Romaric Néreau / Montage : Caroline Laurent / Musique : Sylvain Darrifourcq, interprétée par Émile Parisien Quartet / Production : Drôle de trame (Narratio Films : Malik Menaï, Audrey Ferrarese, Maurice Ribière) avec la participation de Ciné+ (Bruno Deloye), du CNC et de NTC Prod et le soutien de la Procirep, de l'Angoa et de la Cinémathèque française.
Qui savait qu'André S. Labarthe avait une « cousine » danoise ? Retrouver sa trace, à l'ère de l'illusion d'une accessibilité immédiate des œuvres, nécessitait un mot de passe : The Day the Clown Cried, le conte noir, inédit et diffamé de Jerry Lewis. En mai 1972, Annett Wolf captait sur le décor d'un camp de concentration le majestueux désespoir d'un artiste au bord du gouffre. En 2015, une voix profonde au timbre fullerien parle depuis le Canada de jazzmen américains, de clowns et de poètes, de chanteurs français, de cinéastes, de comédiens, de toreros et de pilotes de formule 1... Les DVD reçus dissipent l'incrédulité première pour laisser place à l'évidence d'une œuvre... immédiatement reconnue et programmée par les équipes de la Cinémathèque. La tâche était aussi immense qu'excitante : reconstituer un parcours de 200 films, le documenter, excaver les 16 mm d'archives où elles perdaient leur couleurs, reconstituer le montage des bobines éparses, buter sur les copies perdues, étalonner, sous-titrer... Bref, faire œuvre de Cinémathèque. Et amorcer dans le même mouvement un documentaire, avec le soutien bienveillant des producteurs, l'enthousiasme indéfectible des techniciens complices, et le sésame d'un diffuseur unanimement respecté pour n'imposer aucune limite de forme s'il est convaincu par la cohérence de l'objet.
Faire le portrait de la portraitiste nécessitait de construire les espaces de dialogue entre la femme et ses films, fuir la séduction des anecdotes, réduire a minima la part biographique, tisser le fil d'une trajectoire marquée par l'histoire du XXe siècle, portée par l'obsession pour les sombres coulisses où se fabriquent les œuvres, et aimantée par la fragilité d'hommes flamboyants, par la grâce fugace de leur danse de vie et de mort. Ce contrechamp mettait les obsessions de Wolf en lumière, et dès lors dictait au film la matière qu'il devait exposer : le complexe de culpabilité scandinave de Bergman plutôt que celui d'Hitchcock, les tourments masculins de Brel plutôt que ceux de Barbara, la poésie marxiste de Malinovski plutôt que le dernier souffle d'Elvis, tout le chemin qui la mena à un acte absolu : saborder sa carrière à Hollywood pour réhabiliter des gangsters par la pratique artistique.
La Cinémathèque a fait entrer une artiste dans la maison d'Henri Langlois. En retour, Wolf lui a confié la préservation de ses archives. Dans son dépôt de 2016, des coupures de presse montrent son aura en couverture de magazines féminins, parmi des photos de tournage, les scénarios, des documents de production, des lettres de Jack Lemmon ou encore des toiles que lui a consacré le mime Marceau... Des instantanés du XXe siècle.
Damien Bertrand