Terre sans pain (rushes)
En 1932, Luis Buñuel réalise un film qui est aujourd'hui devenu un repère majeur de l'histoire du documentaire : Terre sans pain (Las Hurdes). En 1966, sa sœur, Conchita Buñuel, remet à Marcel Oms, fondateur de l'Institut Jean-Vigo à Perpignan, plusieurs boîtes que le grand cinéaste ne veut plus conserver – celui-ci aurait même proposé, d'après les propos de Marcel Oms, « qu'on en fasse un immense autodafé dans la campagne de Calanda, en le brûlant lui-même en effigie au milieu ». Il s'agissait des rushes non montés de Terre sans pain. Étant donné la fragilité de ces images, l'Institut Jean-Vigo choisit de les confier à la Cinémathèque de Toulouse.
La numérisation en 2K de l'élément positif des originaux nitrate a effectuée en 2020 par la Cinémathèque de Toulouse. Remerciements à Francesca Bozzano et Franck Loiret (Cinémathèque de Toulouse) et à Laurence Braunberger (Les Films du Jeudi).
Luis Buñuel : Au sujet d'un scénario
J'ai visité la région dix jours avant en emportant un carnet de notes. Je notais : « chèvres », « fillette malade du paludisme », « moustiques anophèles », « il n'y a pas de chansons, pas de pain », et ensuite j'ai filmé en accord avec ces notes. J'ai monté le film sans Moviola, sur une table de cuisine, avec une loupe, et comme je m'y connaissais encore très peu en cinéma, j'ai éliminé de très bonnes images de Lotar [le chef-opérateur] parce que les photogrammes étaient flous. Je ne savais pas que le mouvement pouvait d'une certaine manière reconstruire l'image. C'est comme cela que, parce que je n'avais pas de Moviola, j'ai gâché de bonnes prises.
Le texte, en français, est très neutre. Voyez la fin : « Après avoir passé tout ce temps à Las Hurdes, nous regagnons Madrid. » Le commentaire est comme cela, très sec, très documentaire, sans effet littéraire. Comme pendant le « bienio negro », le film était interdit, il n'a pas été sonorisé. Le gouvernement républicain m'a donné l'argent pour que je fasse la sonorisation. L'interdiction ne dura que le temps de la parenthèse réactionnaire de la République.
Un chien andalou et L'Âge d'or relèvent de l'imagination, Las Hurdes est pris dans la réalité, mais moi je me sentais dans le même état d'esprit. Je n'avais aucune idée préconçue. J'ai visité la région, j'ai lu le livre de Legendre et, comme mon mode d'expression c'est le cinéma, j'ai fait le film sans parti pris, d'aucune sorte. Il s'agit d'un film tendancieux. Dans Las Hurdes Bajas, il n'y a pas autant de misère. Sur les 52 localités ou hameaux – c'est ainsi qu'on les appelle – il y en a 30 et quelques qui n'ont pas de pain, ni de cheminées, ni de chansons. J'ai filmé à Las Hurdes Bajas au passage, mais la quasi-totalité du film se déroule dans Las Hurdes Atlas, constituées de montagnes qui ressemblent aux enfers, d'une série de ravins arides, un peu comme le paysage désertique de Chihuahua, mais en beaucoup plus petit.
Dans Las Hurdes, rien n'est gratuit. C'est peut-être le film le moins « gratuit » que j'aie fait.
(Extrait de Conversations avec Luis Buñuel : Il est dangereux de se pencher au-dedans, entretiens avec Tomás Pérez Turrent et José de la Colina, Cahiers du cinéma, 1993)