Le Syndrome asthénique
Une mère de famille veuve et un instituteur brisé par la vie, tous deux en pleine dépression, réagissent de façon très différente à la pression qu'exerce sur eux la société.
Ours d'argent du festival de Berlin (1990). Remerciements particuliers à Jean-Marc Zekri (Baba Yaga) et Olga Neverko (Firma Buduschee).
Dormir et rêver
Ce film est un témoignage, non seulement de l'époque de la perestroïka en Union soviétique, mais également de l'impuissance de l'existence humaine.
Kira Mouratova tourne Le Syndrome asthénique en 1989 au studio d'Odessa. À cette époque, l'URSS est déjà au bord de la destruction, la censure est devenue quasiment inexistante. Selon les mots de la réalisatrice, tourner ce film fut « un pur plaisir ». Et lorsqu'il n'y eut plus d'argent, le Goskino donna à Mouratova un budget supplémentaire pour une seconde partie. C'est ainsi que Le Syndrome asthénique prit cette forme inhabituelle : un film dans le film, une partie en noir et blanc, et une autre en couleur.
Le film s'ouvre sur une séquence de funérailles où tout est excessif : les larmes feintes des pleureuses, les visages juvéniles des jeunes gens portant le cercueil, les gémissements de la veuve. Natacha, une blonde au beau visage, ne peut supporter le décès de l'homme qu'elle aime, alors que tous ses amis et proches, ceux-là mêmes qui à cet instant ne tentent même pas de se composer un visage triste, sont toujours vivants. Natacha fuit le cimetière, s'assoit dans un tramway vide, se dispute avec les passagers et les passants, se comporte de façon agressive ; elle est en désaccord, en opposition avec la fausseté de ce monde. Toutes ses actions semblent insensées. Mais la vie elle-même n'a-t-elle pas perdu tout sens ?
Il se révèle soudain que la vie de Natacha est un film que regardent dans une salle de cinéma des spectateurs mécontents et fatigués. L'actrice et le conférencier tentent d'entamer un dialogue, mais aucun nom, ni celui de Sokourov, de Guerman ou de Mouratova (il faut rendre hommage à l'auto-ironie de la cinéaste) ne parviennent à lancer un échange. Il ne reste qu'un seul spectateur dans la salle. Il s'est simplement endormi. C'est un enseignant d'anglais, Nikolaï Alexeïévitch, qui sombre par moments dans le sommeil à cause de son syndrome asthénique, et il sera le personnage principal de cette deuxième partie du film, en couleur.
Il faut dire que le cinéma de Mouratova ne rentre dans aucun cadre. Ses premiers films, Brèves rencontres (1967) et Les Longs adieux (1971) sont devenus des incontournables du cinéma soviétique d'auteur, au même titre que Pluie de juillet de Marlen Khoutsiev ou L'Enfance d'Ivan d'Andreï Tarkovski. Dans ses films plus tardifs, et en commençant avec Le Syndrome asthénique, Mouratova élabore une esthétique unique, un langage cinématographique propre. À l'époque soviétique, Kira Mouratova avait d'incessants conflits avec la censure. Les Longs adieux sont restés de longues années sur l'étagère, et le nom de Mouratova a été remplacé par « Ivan Sidorov » dans Parmi les pierres grises (1963) car la réalisatrice avait refusé de signer un film qui avait été remonté par la censure. Le Syndrome asthénique, réalisé pendant la perestroïka, put être terminé sans coupes. Il fut ovationné au festival de Berlin en 1990.
Pour le spectateur occidental, habitué aux folies d'Andrzej Żuławski ou de Rainer Werner Fassbinder, il est indubitable que l'esthétique du Syndrome asthénique apparut comme précieuse. Le film parle de deux états maladifs, celui d'une femme et d'un homme. Si la schizophrénie de Natacha s'exprime par un refus agressif du monde, la narcolepsie de Nikolaï Alexeïévitch consiste en des accès d'ennui mortel dont la seule échappatoire est de s'endormir et de rêver.
Mouratova dresse un panorama de l'existence de l'homme postsoviétique – à travers des bribes de dialogues et de monologues, des scènes de quotidien typiques, comme lorsqu'une femme se plaint à on ne sait qui de ses conditions de vie (« Il n'y a pas de plaques de cuisson, ni au gaz, ni rien ! »), lorsqu'un homme à l'air clochardisé hurle : « Ils ont tué Kolia ! », ou encore quand une matrone peinturlurée répète à tue-tête à son petit chien, parlant de son mari alcoolique : « On en a marre de ce connard. On n'en peut plus ! »
Ce flux de conscience collectif ne s'adresse à personne dans le récit du film. Il raconte l'impossibilité de la vie, qui vous écrase, vous étouffe, vous consume, vous vide de tout contenu humain, comme ces mains de femmes vidant un poisson au son d'une musique mélodieuse. Le Syndrome asthénique n'est pas tant inhabituel qu'il est insoutenable, douloureux à regarder. Mais son humour permanent nous sauve. Ou, pour citer (de travers) Lermontov : ce serait triste si ce n'était pas drôle. Le monde de la perestroïka, vu par la caméra mouratovienne, apparaît comme malade, saisi dans un rêve insensé. La société se décompose en atomes. Chacun crie sa propre douleur, comme en transe. Personne n'entend personne. L'indifférence cède la place à l'hystérie, aux injures et à la violence, mettant à nu le chaos émotionnel intérieur des gens « normaux ».
Malgré la représentation détaillée et l'atmosphère si bien saisie de la dégénérescence sociale des derniers jours de l'Union soviétique, Mouratova disait que le film ne parlait pas du tout de cela. Selon elle, il aurait pu être tourné aux États-Unis ou en Europe, peu importe, car la nausée existentielle, celle dont parlait Sartre, est la même partout. Et quand Nikolaï Alexeevitch s'endort car il ne peut plus supporter sa vie, il plonge dans la matrice même du monde.
Nataliia Serebriakova
Nataliia Serebriakova est critique de cinéma (Korydor, Delfi, Cineuropa) et programmatrice (European Film Forum Scanorama).