Haceldama
Landry Smith, un homme secret, vit en Corrèze avec sa pupille Minnie. Kate Lockwood, la servante, fait venir Bill Stanley, un gaucho mexicain particulièrement sadique, pour liquider le maître des lieux et mettre la main sur son magot.
Landry Smith, a secretive man, lives in Corrèze with his ward Minnie. Kate Lockwood, the maid, brings in Bill Stanley, a particularly sadistic Mexican gaucho, to liquidate the master of the house and get his hands on the booty.
Haceldama a été restauré en 1996 avec le soutien du ministère de la Culture et du CNC d'après le négatif image nitrate non monté et un matériel de conservation réalisé dans les années 1960, tous deux issus des collections de la Cinémathèque française. La reconstitution du générique et des intertitres français a été faite avec le concours d'Hubert Niogret, spécialiste de l'œuvre de Duvivier. En 2019, à l'occasion de son centenaire, le film a été numérisé en 2K après reconstruction (une inversion de plans a été corrigée), toujours avec l'aide du CNC. Remerciements à Christian Duvivier et Bernard Martinand.
« Nous faisions nous-mêmes notre électricité. On tournait la manivelle. J'avais fait la mise en scène et j'ai fait le scénario, pendant que j'y étais, pourquoi pas ! C'était assez pittoresque. Car comme nous devions faire cette électricité, nous avions une batteuse de blé, avec une courroie qui partait tout le temps. C'était une époque héroïque. Gaston Aron devait s'occuper de l'électricité et il ne faisait plus l'opérateur. Je suis devenu opérateur aussi. J'ai tourné la manivelle avec le rythme sur lequel on tournait les films à l'époque pour que cela soit régulier, à 16 i/s. Nous avions aussi un beau courage car non seulement nous faisions le film mais nous le développions. Nous avions monté un petit laboratoire à Bordeaux, et nous développions nous-mêmes nos films sur des châssis. J'ai appris là le développement après avoir appris la prise de vues. C'était du travail artisanal. » (Julien Duvivier)
Julien Duvivier tourne son premier film en 1919, après avoir fait quasiment tous les métiers chez Gaumont et avoir été assistant pour André Antoine, Louis Feuillade et Marcel L'Herbier. Le réalisateur de La Belle équipe et Pépé le Moko n'a pas 23 ans quand il écrit, produit, tourne et monte Haceldama ou le prix du sang. Un western français ? Oui, le western « Baguetti » ! Dans les années 1910, le genre est à la mode et sous influence américaine (principalement William S. Hart et Thomas Ince), près de 200 films sont tournés : les plus fameux restent les westerns camarguais de Jean Durand et Joe Hamman (l'homme qui avait rencontré Buffalo Bill) pour la Gaumont, mais aussi ceux des firmes Éclipse, Lux, Éclair, Pathé US. Les productions demeurent beaucoup plus modestes que celles de la Paramount, Universal ou Fox. Quand on réalise que John Ford tourne The Iron Horse en 1924, la comparaison est un peu rude pour Haceldama. Il n'empêche : Haceldama demeure un exemple unique de tournage dans les régions de la Corrèze et du Médoc, et se place même en première fiction limousine. A Saint-Martial-de-Gimel, au lieu-dit Le Châtaignier, le paysage est à la fois remarquablement américanisé (grâce aux panoramiques) tout en conservant une topographie typiquement française (le studio Burdigala Films de Duvivier produisait également des bandes d'actualités régionales... Malheureusement il n'en subsiste aucune archive, le studio ayant été ravagé par un incendie au début des années 1920). Les scènes de poursuite et de déplacement sont assurées par un opérateur des armées fraîchement démobilisé (Georges Aron, ou Haon selon certaines sources, inscrit au SCA de février 1917 à janvier 1919) : effectivement, le quadrillage géographique est singulier et totalement stratégique, au service de l'action, qu'elle se déroule en paquebot, train, voiture ou mule. Le découpage et la surenchère des extérieurs, rupture du studio et du théâtre filmé des années 1910, pourraient être dues à l'apprentissage de Duvivier auprès d'André Antoine. Haceldama reprend les codes pionniers du genre western américain : le trio un méchant-une femme-un héros, le revolver qui tient un rôle à part et occupe le gros plan d'une séquence avec un personnage face caméra, l'affrontement corps-à-corps brutal et bestial, et enfin la glorification du paysage. D'un point de vue technique, Duvivier reste prudent : s'il multiplie les changements de plans (raccords, plongées, montage ingénieux et rapide), il se refuse à l'audace de ses confrères avant-gardistes en vogue. Dans son portrait issu des Présences contemporaines de Pierre Leprohon, on lit un entretien datant du milieu des années 1930 : « Trop de gens s'imaginent que le cinéma est un art d'amateur, qu'on a la vocation et que la foi suffit pour faire naître des chefs d'œuvre. Au cinéma, la révélation brutale d'une personnalité inexpérimentée n'existe pas. Le génie, c'est un mot ; le cinéma, c'est un métier, un rude métier que l'on acquiert. Personnellement, plus je travaille, plus je m'aperçois que j'apprends et que je ne sais rien proportionnellement aux infinies possibilités cinématographiques. Pour réussir un bon film, c'est sur soi que l'on doit compter. » Marc-Édouard Nabe parle de films cauchemars (« un ruban de rêve où viennent se coller des fantômes ») pour marquer l'œuvre de Duvivier : dès Haceldama, une atmosphère étouffante, un sens particulier de la fatalité sont de mise. Le film passe inaperçu, seule la présence de Séverin-Mars (immense acteur pour Gance, dans La Dixième symphonie, J'accuse ou La Roue) suscite la curiosité dans la presse de l'époque, ainsi dans Le Cinéma et L'Écho du cinéma réunis : « Nous assistons à une intrigue ténébreuse et copieuse, pas toujours très explicite, où ce prix du sang s'élève à la perpétration de forfaits peu ordinaires, à des trahisons commises par un homme sans scrupules qui s'empare de la femme de son ami... M. Séverin-Mars, qui remplit le principal rôle de cette étude de mœurs, a su donner une grande originalité à un personnage extraordinaire d'intensité et de vie... Le film comporte une mise en scène importante qui ajoute aussi un gros atout à ce drame puissant et peu banal, mais qui ne pourra plaire à tous les publics. » Ou encore dans Filma : « Ce qui ressort le plus dans ce grand drame, c'est l'émotionnante interprétation de M. Séverin-Mars. Voilà un artiste fait pour le cinéma. Il en connaît toutes les ressources et sa nouvelle création le met au premier rang des artistes sur lesquels la production française est en droit de compter. Pour ce qui est de la pièce... Mon Dieu, à tout prendre ce pourrait être du film américain tourné en France. C'est honnête, et honorable comme mise en scène et interprétation générale – celle de Séverin-Mars, mise à part, est supérieure. » La présence magnétique et étrange de Séverin-Mars sous héroïne (les scènes d'addiction sont particulièrement réalistes, et quand on sait que l'acteur est mort 48 ans d'un arrêt cardiaque...) apporte beaucoup au film. Le mystère reste entier pour expliquer comment le jeune Duvivier avait pu l'embaucher. Peut-être que les deux hommes s'étaient rencontrés au théâtre (sur la mise en scène de Macbeth en 1915) ou tout simplement à Bordeaux, ville d'origine de Séverin-Mars où se trouvaient les studios Burdigala.
Émilie Cauquy