Protéa
Un traité d'alliance a été signé entre deux grands États européens voisins, la Celtie et la Slavonie. L'empire de Messénie charge l'espionne Protéa de voler le document. Secondée par l'Anguille, un acrobate hors pair, elle part pour la Celtie.
Film restauré en 1998 d'après un intermédiaire issu du négatif original nitrate incomplet et d'une copie néerlandaise fragmentaire présents dans les collections de la Cinémathèque française. Un intermédiaire 16 mm argentin a également servi à la reconstruction du film, qui demeure encore incomplet à ce jour. En 2013, la Cinémathèque française entreprend une restauration numérique 2K en ajoutant les teintes issues de la copie nitrate néerlandaise. Des indications de teintes ont également été relevées sur le négatif original. Celles-ci n'avaient pas été prises en compte lors des premiers travaux. La typographie des cartons élaborée par Francis Lacassin a été retravaillée en fonction des intertitres Éclair de 1913 retrouvés sur différentes copies.
Si « les plus beaux films sont ceux que l'on n'a pas vus », alors Protéa de Victorin Jasset a été longtemps un des joyaux introuvables de la cinéphilie idéale. Très populaire en son temps (preuve irréfutable : il provoqua quatre suites, la dernière en 1919), il est demeuré légendaire pendant huit décennies. En 1995, Protéa a été en partie retrouvé et restauré par la Cinémathèque française. À présent qu'il est visible, revenu du fond du temps, comment le regarder aujourd'hui ?
Au temps des premiers pas du septième art (en 1913, Charlot n'est pas encore né), Victorin Jasset joue avec Protéa un rôle d'agent de liaison entre le « cinéma imprimé » (les romans-feuilletons) et le cinéma en mouvement. Il comprend, dès 1907-1908, que les lecteurs avides des aventures de Nick Carter seront aussi ses spectateurs. Ainsi, il initie une mutation qui fait passer les foules du kiosque à la salle de cinéma et fonde en somme le « roman-ciné ». Mais contrairement à Nick Carter, Zigomar et Balaoo, autres réalisations de Jasset, Protéa ne doit rien à la littérature ou à l'infra-littérature et fonde un mythe proprement cinématographique, une figure née du et pour le cinéma (très vite, dans sa foulée : Musidora, les serials de Pearl White, Ruth Roland, Helen Holmes, etc.). Dès lors, Protéa, entre autres prophéties, dit l'avenir d'un genre au cinéma : le film d'espionnage. De Protéa à Golden Eye. Ou de Protéa à la Veuve noire (Scarlett Johansson), pour rester dans le registre des surfemmes.
Protée, fils de Poséidon dans la mythologie grecque, avait le double don de prédire le futur et de changer de forme à volonté. En digne héritière, Protéa fait assaut de tenues enfilées prestement et la preuve constante de son génie du déguisement, un art redoublé par celui de son partenaire, l'Anguille, qui n'est pas en reste. Héroïne dimorphe, elle est décrite par l'historien Francis Lacassin comme l'« interprète d'une douzaine de rôles des deux sexes. Femme d'affaires dans le cabinet du préfet de police de Messénie quand il lui confie sa mission ; femme du monde sous deux visages différents dans l'Orient-Express pour s'emparer des papiers diplomatiques du comte de Varallo ; acrobate cambrioleuse lors d'un raid nocturne au ministère des Affaires étrangères de Celtie ; vieille dame venue présenter une supplique au ministre ; aide de camp ; violoniste tsigane au cours d'un grand bal ; épouse de l'ambassadeur d'Albanie ; incendiaire, puis pompier ; dompteuse de lions dans une ménagerie foraine ; paysanne ; officier de Celtie », etc. En un temps où l'on parlait de « trucs » et pas encore d'effets spéciaux, Protéa, pionnière du travestissement, reine du transformisme et du changement à vue, ouvre le bal de mutations promises à un bel avenir cinématographique.
Bernard Benoliel