Parmi les pierres grises
Pologne, XIXe siècle. Vassia, le fils du juge, vient de perdre sa mère. Tandis que son père se renferme dans sa souffrance, il traîne dans la ville et ses abords, livré à lui-même. Il devient l'ami d'un petit garçon très pauvre, Valiok, qui vit avec les autres membres de sa famille dans les sous-sols d'une église en ruines.
Remerciements particuliers à Odessa Film Studio – Firma Budushee (Olga Neverko), Centre national Oleksandr Dovzhenko (Oleksandr Teliuk), Jean-Marc Zekri (Baba Yaga) et Eugénie Zvonkine.
« On lui a tout reproché et surtout de dépasser le cadre ancien pour donner des idées noires au spectateur sur la vie en général. Sanction immédiate : on a anéanti des scènes et détruit la structure interne du film. Mouratova refusa alors de le signer. Mais aujourd'hui, elle ne le renie pas. Il reste une œuvre attachante, imparfaite, vaguement bizarre, presque irréelle, qui évoque un rêve oppressant où la douleur la plus vive finirait par affleurer pourtant. De fait, on oublie rapidement l'époque pour ne plus voir que les gens et leurs sentiments. Quelque part des êtres souffrent et nous touchent. » (Mario Vincent, Cinéma, 11 mai 1988)
« La fleur est plus lourde que la cuillère. »
Parmi les pierres grises est le quatrième long métrage de Kira Mouratova, d'après le récit de Vladimir Korolenko En mauvaise société (1885). Le film met l'accent sur le rapport complexe et irréconciliable entre l'individu et l'ordre social, et interroge les préoccupations sociales au prisme des valeurs spirituelles et éthiques.
La première image du film est celle d'un visage caché entre des mains – un gros plan décontextualisé, qui atteste une situation dramatique fondamentalement intérieure et intime. La discontinuité visuelle, le minimalisme de l'action, le décalage entre le drame et le grotesque, les disjonctions entre l'image et le son : ce combat formel est tout d'abord un combat pour la liberté intérieure et contre toute forme cinématographique « correcte », conforme et confortable. Mouratova invente une écriture visuelle libre qui exprime son opposition à l'idéologie esthétique et politique soviétiques.
La censure se manifestait, à l'époque de la stagnation brejnévienne, par une politique de « mise sur l'étagère » (exercée déjà à l'époque du dégel, et dont Une source pour les assoiffés de Youri Illienko, interdit de 1965 à 1987, fut l'une des premières victimes dans le cinéma ukrainien). Parmi les pierres grises a subi une version particulièrement violente de la censure soviétique. Le film, dont la production débute en 1982, est mutilé au montage sur des directives du Goskino ukrainien, alors sous le contrôle du Goskino d'URSS. Mouratova retire son nom du générique – il est remplacé par celui, fictif, d'Ivan Sidorov. Une seule copie du film est alors tirée, les négatifs des scènes coupées sont détruits, tandis que la première version du montage, libre de censure, sera perdue. Mouratova est renvoyée du studio d'Odessa pour « inaptitude professionnelle » – sanction rarissime en Union soviétique. Le film ne sortira qu'en 1987, après sa réhabilitation par la Commission des conflits, sous la direction d'Andreï Plakhov.
Le film montre la cohabitation de plusieurs solitudes : celle d'un juge que le deuil de sa femme isole et rend indifférent au monde, qui remarque tout juste son fils. Celle de Vassia, petit garçon solitaire qui joue avec des masques pour pouvoir cacher littéralement sa propre détresse. Le masque, ou persona, lui permet de se dégager de sentiments trop lourds pour un enfant, et c'est aussi un écho ironique du masque social du père, chargé de faire respecter des lois sans cœur. Le petit garçon va donc chercher de la compagnie ailleurs, dans les bas-fonds et les décombres de la société.
Les ruines d'un château en détresse, en marge de l'Histoire, accueillant les sans-abris, font étonnamment écho avec l'actualité ukrainienne. Le thème de l'exil intérieur traverse le film, les individus trouvent refuge soit en marge de la société, soit dans la folie – seuls états de lucidité possibles en cette fin de la stagnation. Transposé de nos jours, le sujet du film paraît aussi bien actuel qu'effrayant : l'héritage que laisse cette société à des enfants qui dansent parmi les tombes... Un monde d'adultes en détresse dont le seul et unique salut possible serait l'amour.
Olga Kobryn
Olga Kobryn est docteure et enseignante-chercheuse en études cinématographiques et audiovisuelles (IRCAV, Sorbonne Nouvelle et ENSTA Paris).
Lire aussi l'article d'Eugénie Zvonkine « Parmi les pierres grises de Kira Mouratova (1983), l'itinéraire d'un film soviétique » paru dans la revue 1895 et disponible en ligne : https://journals.openedition.org/1895/3786